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Retrait de trois pays sahéliens de la Cédéao : « Une tension à court terme » (Expert)

AA / Tunis / Lassaad Ben Ahmed

L’annonce de retrait, sans délai, du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) a suscité de nombreuses réactions, entre appréciation, regrets et inquiétudes. Mise à part leur appartenance à cette Communauté sous-régionale, ces trois pays partagent plusieurs points communs. Ce sont d’abord des pays voisins appartenant à la bande sahélo-saharienne de l’Afrique, anciennes colonies françaises utilisant jusqu’à aujourd’hui le franc CFA, dépendant du Trésor français, pays pauvres et, enfin, ils ont tous eu des changements de dirigeants par des coups d’Etat et subissent, en conséquence, des sanctions de la Cédéao.

Aussi, leur retrait de la Cédéao intervient suite à des tensions avec la France et des intentions explicites de chercher de nouveaux partenariats. De nombreuses questions se posent, du coup, sur la portée, les avantages et les incidences de ce retrait, questions que nous avons évoquées avec Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais, qui a bien voulu apporter des éclaircissements à l’occasion d’un entretien accordé à Anadolu. Interview.

– On aimerait d’abord avoir une idée sur le poids économique du Burkina Faso, du Mali et du Niger dans la Cédéao.

– Ces trois pays ne sont pas des géants économiques. Ce sont les pays les plus pauvres, les plus appauvris, de l’espace Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine) si on met de côté la Guinée-Bissau. Mais ils ont une population importante. En 2022, ils représentaient 71,5 millions d’habitants, soit la moitié de celle des huit pays de l’Uemoa. Par rapport à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) qui compte 400 millions d’habitants, ces pays représentent une bonne proportion. Ce sont aussi des géants en termes de superficie, avec 2,8 millions de kilomètres carrés.

– En termes d’incidences, par leur retrait, qu’est-ce qu’ils gagnent et qu’est-ce qu’ils perdent ?

– Je pense que c’est une tension à court terme et qui va se résoudre petit à petit. Parce que les trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) ont besoin de l’intégration africaine. Ce sont des pays enclavés. Et quand on regarde leurs balances de paiements, ces pays souffrent énormément des coûts de transports élevés. C’est-à-dire, avec le même budget, des pays côtiers, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Bénin, achètent beaucoup plus de biens à l’extérieur que ces pays enclavés. Donc, ces pays ne peuvent pas aspirer à un développement économique véritable sans une forme d’intégration qui leur donne un accès à la mer.

Actuellement, il y a une tension, parce que ces pays ne rejettent pas l’intégration économique en tant que telle, mais ils remettent en question l’agenda impérialiste de la Cédéao. Impérialiste, parce que la Cédéao, ce n’est pas une communauté politique, c’est une communauté économique.

En décidant de sanctions, les membres de la Cédéao veulent se donner des attributs sur le plan sécuritaire et aussi des attributs d’un point de vue constitutionnel en disant : Voici les normes de gouvernement. Si vous ne les respectez pas, nous, nous nous donnons le droit de sanctionner. Et quand nous sanctionnons, c’est parce que la France le veut bien. Or les pays du Sahel disent : Nous ne sommes pas contre l’intégration économique, mais quand vous utilisez les instruments de l’intégration pour sanctionner les peuples sous la dictée des puissances impérialistes, ça, nous ne l’acceptons pas.

– Les trois pays ayant décidé de se retirer déplorent l’influence de puissances étrangères sur les décisions de la Cédéao. Qu’en pensez-vous ?

– C’est la réalité. L’ingérence de la France est flagrante. Pourquoi ? Quand il y a eu des sanctions en janvier 2022 contre le Mali et la Guinée, la Cédéao a dit : Nous allons sanctionner ces pays parce qu’il y a des putschs. Toutefois, il y a des sanctions qu’on ne peut pas mettre en place contre un pays qui a sa propre monnaie. Parce que quand un pays a sa propre monnaie, vous ne pouvez pas demander à la Banque centrale de ce pays de couper l’accès du gouvernement à ses propres comptes.

Dans le cas de la Guinée, par exemple, ce type de sanctions financières a été impossible à mettre en œuvre parce que la Guinée a sa propre monnaie et si le gouverneur de la Banque centrale voulait appliquer ces sanctions, il serait mis en prison ou licencié. Mais dans le cas des pays CFA, au Mali, en 2022, et actuellement au Niger, la banque centrale a coupé l’accès du gouvernement à ses propres comptes et les a privé de la possibilité de se refinancer sur le marché financier de l’UMOA. La France avait utilisé les mêmes procédés en 2011 contre la Côte d’Ivoire pour mettre la pression sur Laurent Gbagbo. Et tout ça est totalement illégal.

Aucun texte dans le cadre de l’U(E)MOA ne prévoit et ne permet la mise en œuvre de telles sanctions. La BCEAO [Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest, NDLR] a violé ses propres statuts en permettant leur mise en œuvre. D’ailleurs, pourquoi la BCEAO qui n’a aucun lien légal avec la Cédéao devrait accepter de lui obéir, surtout qu’elle est aussi supposée être indépendante de ses huit Etats membres ? Dans la plupart des pays du monde, les banques centrales sont supposées indépendantes des pouvoirs politiques d’une certaine manière. Là, cette banque centrale dit : Moi je vais appliquer les mesures prises par la Cédéao, une entité avec laquelle je n’ai aucun lien légal.

Ce type de sanctions financières portent indubitablement la marque du néocolonialisme français. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’un gouvernement africain qui utilise le CFA a un problème avec la France, la France peut utiliser le CFA pour l’asphyxier financièrement, avec le consentement de ses alliés africains.

Par ailleurs, il existe une Convention des Nations Unies sur les peuples sans littoral. Cette convention dit qu’il faut généralement éviter tout ce qui est embargo commercial contre les pays qui n’ont pas accès à la mer.

Dans le cas du système CFA, la Cour de justice de l’Uemoa avait ordonné en mars 2022 la suspension des sanctions contre le Mali. Les pays de l’Uemoa ne se sont exécutés qu’en juillet 2002.

Quand certains expriment leur opposition aux coups d’État militaires, c’est un point de vue compréhensible et légitime. Pour autant, cela n’autorise pas à prendre et à mettre en œuvre des sanctions illégales et cruelles. On ne combat pas l’illégalité par une autre illégalité. C’est ce que la Cédéao et l’Uemoa ont fait et continuent de faire vis-à-vis des pays de l’AES.

– Admettons que le retrait est consommé, la Cédéao serait-elle affaiblie en conséquence ?

A mon avis, le terme retrait, c’est trop dire. Pourquoi ? Parce que le retrait ne sera effectif que dans un an, selon les textes. En plus, les négociations vont se poursuivre. Ces trois pays vont négocier une sortie qui préserve leurs intérêts économiques. Ils sont conscients de leur vulnérabilité en tant que pays enclavés qui font face à un contexte sécuritaire très difficile. Pour autant, ils ne veulent plus être sous le coup des sanctions impérialistes de la Cédéao.

Par exemple, je pense qu’aucun de ces États n’a intérêt à dire : Nous voulons avoir des systèmes de visa pour les déplacements au sein de la région. Nous voulons mettre en place des barrières commerciales, etc. Car tous les pays de l’Afrique de l’ouest ont besoin d’un cadre d’intégration économique. La question qu’il faudrait régler est la suivante : est-ce qu’il est légitime que les gouvernements qui, généralement, sont arrivés au pouvoir via des méthodes et des élections frauduleuses, peuvent se permettre de sanctionner leurs voisins, pour plaire à des pays étrangers ?

Il faut noter également que la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) annonçait déjà l’obsolescence, d’un point de vue économique et commercial, d’unions douanières régionales comme la Cédéao. Autrement dit, les pays de l’AES, dans le cadre de la Zlecaf, pourraient bel et bien se retirer de la Cédéao sans avoir à remettre en question les accords commerciaux avec leurs voisins et le reste du continent.

– Avec le retrait du Burkina Faso, du Mali et du Niger, il est désormais question que ces pays créent leur propre monnaie. Est-ce faisable d’abord ? Est-ce judicieux ? Où est-ce que cela peut mener ?

– Je vais répondre : Oui, oui, aux deux questions. Je pense que ces pays vont en toute logique sortir du franc CFA. Pourquoi ? Parce que le franc CFA est une épée de Damoclès pour les pays qui l’utilisent et qui sont en froid avec la France. Actuellement, le Niger est asphyxié financièrement par des sanctions dont la mise en œuvre a été rendue possible par son appartenance à l’Uemoa, une zone monétaire sous la tutelle du Trésor français. Après avoir décidé de chasser les troupes françaises, il ne serait pas cohérent de la part de ces trois pays de rester longtemps dans l’Uemoa, surtout que l’appartenance à cette zone ne leur a apporté aucun bénéfice économique tangible sur le long terme. Selon les données de la Banque mondiale, le Niger en 2022 avait un revenu réel par habitant inférieur de 37 % au meilleur niveau qu’il avait obtenu en 1965.

Ces pays vont certainement se donner le temps pour préparer leur sortie, mais d’un point de vue légal c’est très simple. Il faut lire le Traité de l’Union monétaire ouest africaine – à distinguer de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa)-, créé en 1962. Ce traité indique dans son article 36 que tout Etat qui veut sortir de l’Union monétaire peut le faire dans un délai de six mois. Et si cet Etat veut sortir beaucoup plus tôt, c’est également possible. Donc du point de vue légal, rien ne s’oppose à ce que ces pays sortent. Maintenant, ils vont se donner toutes les garanties pour que le processus soit bien géré.

Créer sa propre monnaie n’est pas quelque chose de compliqué. Tous les pays peuvent le faire. En Afrique tous les pays ont leur propre monnaie, sauf les 14 qui utilisent le CFA qui est contrôlé par le Trésor français. La question est plutôt : comment faire pour que, lorsque la nouvelle monnaie est lancée, elle marche, elle inspire confiance et elle ne fasse pas l’objet de sabotage ?

En matière de sabotage, il y a eu des précédents. En 1960, quand la Guinée, devenue indépendante deux ans plus tôt, a lancé sa nouvelle monnaie, les services secrets français, ont inondé le pays de faux billets de banque pour détruire le système monétaire. C’est l’Opération « Persil ». De même, en 1962, quand le Mali, sous Modibo Keita, est sorti de la zone franc pendant cinq ans, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, sous la dictée de la France, ont mis en place des barrières douanières en guise de représailles. Mais ces exemples de sabotage sont intervenus dans le contexte de la Guerre froide. Nous sommes de nos jours dans un monde multipolaire. Si certains pays veulent sanctionner, d’autres puissances sont là qui s’intéressent à l’Afrique et qui sont prêtes à proposer des partenariats plus équilibrés. Dans le cas d’un pays comme le Sénégal, son destin économique est lié à celui du Mali et des pays voisins. Les pays de l’AES et la Guinée achètent plus de 60 % des exportations sénégalaises à destination du continent africain. S’il en est ainsi, c’est parce que nous sommes pour le Mali son principal point d’accès à la mer. Toute sanction de notre part est une « auto-sanction ».

​​​​​​​- Pour conclure, quelles perspectives ce retrait pourrait avoir ?

– Pour moi c’est une crise. Et toute crise est une opportunité de changement. Cette crise peut être résolue d’une manière positive. Pour cela, il faut se rendre compte qu’elle a été l’un des corollaires de l’attitude de la Cédéao et de certains de ses dirigeants (…). La légitimité populaire de la Cédéao est au plus bas (…). La Cédéao et la plupart des dirigeants ont perdu les peuples. C’est, là, une trame de fond en Afrique de l’Ouest. L’intégration régionale s’est essoufflée. Elle a besoin de fondements plus solides et plus durables. Elle doit être au service des peuples et du panafricanisme. Un aggiornamento en matière d’intégration régionale est nécessaire et urgent. C’est le message que les pays de l’AES et leurs peuples ont envoyé. Espérons qu’il sera bien entendu.

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