Analyses

Taxe sur le ciment, le coût d’une inconséquence fiscale par Elimane POUYE (Inspecteur des Impôts)

En recevant les syndicats au cours de la traditionnelle cérémonie de remise des cahiers de doléances, à l’occasion de la fête du travail, le président de la République a annoncé l’augmentation prochaine du prix du ciment. Cette hausse va découler de la (re) mise en place d’une taxe sur le ciment. Pour le moment, les taux (ou tarifs) et les règles d’assiette, de liquidation et de recouvrement de ladite taxe ne sont pas encore portés à la connaissance des citoyens.

Le chef de l’Etat explique la création de ce prélèvement fiscal par la nécessité de trouver des ressources additionnelles pour financer la construction de 100.000 logements sociaux pendant le quinquennat qui s’amorce.

Pour justifier le bien fondé de cette option de politique fiscale, devant des interlocuteurs venus pourtant défendre le contraire (la baisse du coût de la vie en général, et celui des intrants comme le ciment en particulier), le chef de l’Etat a livré des éléments de langage intéressant. Ainsi, il a disserté sur les effets d’entrainement de la construction de logements en insistant sur son rôle moteur dans la promotion de l’emploi des jeunes, de la lutte contre le chômage ainsi que sur l’offre de formation professionnelle dans les métiers du bâtiment.

In limine litis, la pertinence du propos présidentiel concernant son ambitieux programme de logement et ses conséquences socio-économiques est certainement partagée par les acteurs de tout bord.

D’abord, il y a un revirement à 360° de la position présidentielle. En effet, en marge de la rencontre du Groupe consultatif de Paris de décembre 2018, le chef de l’Etat avait, sans détour, émis l’idée de mettre un terme à l’exonération fiscale accordée depuis plusieurs années aux cimenteries installées au Sénégal. “Il faut qu’elles payent les taxes“, avait tonné le président.  Alea jacta est ! Etait-on tenté de s’exclamer ! Cette déclaration était surprenante, à tout le moins. Etait-ce un gage aux bailleurs qui venaient de miser leurs billes sur l’émergence du Sénégal et souhaitant des garanties du système fiscal ?

Ensuite, la hausse du prix du ciment était dans l’air du temps depuis que l’une des trois cimenteries sénégalaises avait décidé au début du mois de mars 2019, de façon unilatérale, d’augmenter le prix de la tonne de ciment de 3 500 FCFA.

A la veille et au lendemain du marathon budgétaire de l’année 2016, le Gouvernement du Sénégal, dans une campagne de communication distillée à dose homéopathique, bombait le torse devant la hausse historique de son budget de 2017 qui avait atteint le niveau exceptionnel de 3355 milliards de francs, contre 3022 milliards pour l’exercice 2016, soit un glissement de 330 milliards.

A l’époque, le Gouvernement s’était totalement refusé d’expliquer l’origine de ce butin de 330 milliards. Et pour cause. Cette manne financière découlait principalement de l’institution de trois nouvelles taxes sur l’arachide, sur les télécommunications téléphoniques et sur le ciment.

La création de ces taxes viserait, selon les termes de l’exposé des motifs de la loi des finances pour l’année 2017, à « atténuer des pertes de recettes pour l’Etat » dans la mesure où la mise en œuvre de ces nouvelles taxes « se traduira par un renforcement des recettes budgétaires qui passeront de 1834 milliards de francs Cfa en 2016 à 2084 milliards de francs Cfa en 2017, soit une progression de 250,1 milliards de FCFA en valeur absolue et de 13,6% en valeur relative. »

L’omerta du Gouvernement s’expliquait par le fait que ces taxes allaient indubitablement se traduire par le renchérissement des prix du ciment et des télécommunications téléphoniques, déjà chers payés, d’une part et la baisse les revenus des paysans producteurs d’arachides, d’autre part. D’ailleurs, les organisations paysannes ont vite fait d’élever la voix pour obtenir la suspension de la taxe à l’exportation sur l’arachide actée moins d’un an après son adoption. Dans le Conseil des ministres du 20 décembre 2017 il était dit que « le président de la République a pris la décision de suspendre la taxe à l’exportation sur l’arachide pour une meilleure pénétration des marchés cibles ».

La taxe sur le ciment, produisant des effets plus néfastes, doit sa survie grâce à l’absence d’une véritable culture de revendication fiscale des associations consuméristes.

Il s’agit d’une taxe de trois FCFA instituée sur chaque  kilogramme de ciment « vendu ou importé au Sénégal ».

Dans l’optique gouvernementale d’alors, la taxe ne devait impacter ni le consommateur encore moins l’industriel surtout que celui-ci a bénéficié depuis plusieurs années d’exonérations en même temps que d’une baisse d’un élément important de son coût de production qu’est le carburant.

Le Gouvernement avait fait fi, par ignorance ou volontairement, du mécanisme de translation fiscale par lequel le redevable légal d’un impôt (celui désigné par la loi) transfert la charge fiscale sur d’autres (redevables réels), en tout ou en partie.

Les cimenteries ont simplement répercuté le coût de la taxe sur le ciment au consommateur. C’est ce que soutenait, à mot couvert, le PDG de la cimenterie ayant procédé à la hausse du prix quand il dit « au titre de l’année 2018, l’Etat avait bloqué les prix, parce qu’il avait lancé une année sociale. Après les élections, nous ne pouvons « plus continuer à absorber des taxes sur ses marges ».

Il serait légitime de se demander si l’annonce du Chef de l’Etat serait-elle la contrepartie du blocage des prix (le coût de la taxe instituée en 2017) par les cimenteries pendant toute l’année préélectorale 2018 ?

Au-delà de ce questionnement, il est important de discuter de l’opportunité de cette mesure fiscale annoncée.

Les causes d’une taxe évitable

Contrairement à l’argumentaire servi par le président de la République, le Gouvernement indiquait dans l’exposé des motifs de la loi des finances pour l’année 2017 d’autres raisons pour expliquer ou justifier la mise en place d’une taxe sur le ciment.

Il était argué que « les nombreuses dépenses fiscales (exonérations fiscales) accordées aux trois cimenteries présentes sur le marché ayant permis de faire baisser le prix du produit à des niveaux historiquement bas, une taxation à taux modéré permet d’atténuer les pertes de recettes consenties par l’Etat sans effet dommageable ni sur le producteur ni sur le consommateur. »

Cette motivation est totalement erronée. Manifestement, il y avait même une supercherie fiscale.
Il est impératif de rappeler que c’est l’Etat qui a souverainement, dans le cadre de sa politique économique et sociale, décidé d’accorder des exonérations fiscales aux trois cimenteries présentes sur le marché, sur le fondement des différents Codes des mines. Les gouvernements successifs ont signé au profit de ces cimenteries des conventions de concessions contenant des dispositions fiscales et douanières particulièrement avantageuses.

Par conséquent, la volonté « d’atténuer les pertes de recettes consenties par l’Etat » devait normalement amener le Gouvernement (actuel) à récupérer ces moins values fiscales entre les mains des ces entreprises qui en sont les uniques bénéficiaires.

Le Gouvernement était d’autant plus fondé à cette dernière option dans la mesure où les rapports d’études sur les dépenses fiscales ont révélé que la valeur en impôt des exonérations fiscales accordées par l’Etat du Sénégal s’élevait respectivement, milliards FCFA, à 378 ; 326 ; 220 ; 258  et 280 pour les années 2008 ; 2009 ; 2010 ; 2011 et 2012.

Ces rapports avaient révélé que l’essentiel de ces exonérations ont été accordées à des entreprises du secteur extractif (les entreprises minières, pétrolières et les cimenteries).

Enfin ces rapports avaient démontré que l’impact économique de ces mesures dérogatoires (exonérations fiscales) a donné des conclusions peu satisfaisantes. Dans le sous-secteur des industries extractives, les investissements réalisés ne seraient pas à la hauteur des importantes mesures d’allègements fiscaux accordées de même que la productivité demeure largement en deçà des résultats escomptés.

Au vu des recommandations de ces rapports, le président Wade, dans un dernier baroud d’honneur (un sursaut de patriotisme économique), décida, à travers la loi de finances de l’année 2012 (la loi n°2011-20 du 13 décembre 2011), d’instituer une Contribution spéciale sur les produits des mines et carrières (CSMC) malgré toutes les contestations des acteurs du secteur. Cette taxe devait être supportée directement par les entreprises et était budgétisé à près de 50 milliards.

Dans la même dynamique, le président Abdoulaye Wade avait engagé la réforme du Code général des impôts pour clarifier le dispositif exonératoire au Sénégal à travers la mise en place d’un « droit commun incitatif ».

L’actuel régime, en finalisant le projet du président Wade, à travers l’adoption des lois  n°2012-32 du 31 décembre 2012 et n°2012-31 du 31 décembre 2012, a choisi une réforme à droit constant, c’est-à-dire sans révision des conventions de concessions existantes.

Pire, la CSMC a été même abandonnée par le Gouvernement. Il faut signaler, en effet, que l’Etat du Sénégal, suite à des plaintes introduites par les cimenteries, a été condamné dans de nombreuses décisions de justice dans lesquelles le juge avait estimé que la loi instituant la CSMC était non conforme au Règlement n°18/2003/CM/UEMOA du 23 décembre 2003 portant Code minier communautaire.
Aujourd’hui comme hier (en 2017) en (re)créant une taxe sur le ciment, l’Etat du Sénégal se retourne contre les consommateurs pour récupérer ce que les cimenteries lui ont privé suite à ses décisions trop généreuses.

En (ré) instituant une taxe incluse dans le prix du ciment, le Gouvernement épargne les cimenteries et s’attaque aux maigres revenus des sénégalais qui investissent dans l’immobilier, soit à la recherche d’un chez-soi, soit de revenus locatifs additionnels.

Du reste, il est observable que le Sénégal est l’un des rares pays en Afrique où les cimenteries sont éligibles aux régimes fiscaux de faveur prévus pour les entreprises minières, pétrolières et gazières. Cela est souligné dans un rapport de mission du FMI datant de 2012. La révision du Code minier de 2016 n’a pas remis en cause cela.

Contrairement aux mesures prises et celles annoncées, la mise en œuvre du PSE, avec des besoins conséquents de financement par une plus grande mobilisation des ressources internes, devait être l’occasion d’une mutation en profondeur de la fiscalité des industries extractives en général et des cimenteries en particulier. Dans ce cadre, des solutions équilibrées sont bien possibles au-delà des réformes déjà introduites par la loi n°2016-32 du 08 novembre 2016 portant Code minier.

Les solutions fiscales possibles

Le régime fiscal des industries extractives appelle une adaptation tant en ce qui concerne le dispositif normatif que sa gouvernance institutionnelle.

Dans ce  cadre, il est possible d’engager des réformes de politique fiscale ou d’adopter des mesures d’administration fiscale. Il peut s’agir aussi de combiner les deux en même temps, étant entendu que ces aspects constituent les volets indissociables pour moderniser le système fiscal d’un secteur.

Ces mesures appellent des ruptures profondes qui font la sourde oreille aux arguments fallacieux tendant à surdimensionner le poids de ces entreprises dans l’emploi salarié au Sénégal.
La correction de la fiscalité des ressources minérales et une gouvernance vertueuse du système fiscal de ce secteur sont des enjeux fondamentaux de développement.

Une étude de la DPEE, intitulée « Evaluation du Potentiel fiscal du Sénégal- Document d’Etude N°34-DGPPE/DPEE/DEPE_ septembre 2016, confirme ce propos.

L’étude révèle que : « depuis 2011, le Niger qui a commencé son activité d’exploitation pétrolière est devenu le premier pays dans la zone UEMOA en matière de recouvrement de recettes fiscales en pourcentage du PIB. A partir de 2013, le Togo et le Niger réalisent les meilleures performances fiscales. Les résultats du Togo s’expliquent par l’importante réforme des finances publiques consacrant la création de l’Office Togolais des Recettes ». 

Dans cette même étude, la DPEE soutient (à la p.25 de son rapport) que « à partir de l’estimation du niveau de prélèvements fiscaux, les paramètres d’inefficience technique sont recueillis ». Elle définit le terme d’inefficience technique comme une « déficience de gouvernance » ainsi qu’une inefficience « liée à la politique fiscale » p.22.

En effet, la DPEE fait le constat que « la marge de progression des recettes fiscales en pourcentage du PIB au titre des lignes de taxes considérées est estimée à 2,8 points ». Concrètement, par rapport à l’année de référence de l’étude (2014), « le potentiel fiscal est estimé à 1695,5 milliards soit 22,4% du PIB alors que les recouvrements effectifs de recettes fiscales s’élèvent à 1482,5 milliards soit une pression fiscale de 19,6% du PIB ». En d’autres termes, « l’Etat aurait pu collecter 213 milliards de taxes supplémentaires, soit une marge de progression de 14% qui représente l’effort fiscal, n’eut été l’inefficience technique » p.29 de l’étude et, ce sans créer de nouvelles impositions.

L’étude conclue que « ce résultat traduit l’effort fiscal à consentir pour atteindre le potentiel en matière de recouvrement. Cet écart par rapport au potentiel serait lié aux pertes de recettes liées aux exonérations et autres facilités accordées par l’Etat, aux activités du secteur informel et aux phénomènes d’évasion fiscale » p.27.

Dès lors, plutôt que de surtaxe les populations par (re)création d’une taxe sur le ciment, il est possible d’expérimenter quelques solutions comme:

la rationalisation des exonérations fiscales qui doit être engagée concurremment à la révision des contrats et conventions minières des entreprises du secteur ;

la renégociation du dispositif communautaire pour conformer le droit positif sénégalais à la législation sous régionale.

Ces solutions sont esquissées dans le rapport d’assistance technique de décembre 2018,  « Sénégal  Eléments d’une stratégie de mobilisation des recettes intérieures à moyen terme et évaluation de l’efficacité opérationnelle de la DGID » du Département des finances publiques du FMI soulignait « la faible élasticité du système fiscal sénégalais par rapport à la croissance économique n’autorise pas un tel optimisme.  Et pour cause, l’existence de nombreuses exonérations fiscales dans plusieurs secteurs productifs. De fait, la fiscalité apparaît en filigrane du PSE comme une contrainte au développement. À plusieurs reprises, le PSE envisage la mise en place de mesures incitatives ou d’exonérations. Or,
chaque nouvelle incitation fiscale réduit le caractère général de la fiscalité et grève les recettes fiscales de l’État sans que son impact réel soit nécessairement évalué a posteriori. La transposition des mesures d’exonérations prévues au PSE dans le système fiscal n’est ni détaillée ni encadrée et peut donc « faire boule de neige » à moins que des mesures préventives ne soient prises dans le cadre d’une stratégie globale de mobilisation des recettes à moyen terme (page 31)
 ».

CONCLUSIONS

Plusieurs rapports publics pointent la structure des recettes fiscales du Sénégal, fortement déséquilibrée. Il est à craindre que la fiscalité ne devienne régressive du fait que les impôts sur les biens et services constituent aujourd’hui l’essentiel des recettes fiscales (69,76 % de taxes indirectes et assimilées) alors que les impôts sur le revenu et sur les bénéfices sont seulement à 30,24 %.

Les taxes sur la consommation entrainent nécessairement des hausses de prix à travers le phénomène dit de l’inflation par l’impôt. Ces taxes, par effet d’éviction, rétrécissent la consommation avec des effets induits sur les impôts prélevés sur la consommation, principalement la TVA qui est le pilier des recettes fiscales. Dans une certaine mesure, le repli de la consommation ou de la demande se traduira par une baisse de la production et incidemment de l’investissement. En gros, tout le cycle économique est impacté par ces mesures fiscales inappropriées et évitables.   

Une taxe sur le ciment est assez injuste car faisant reposer la charge de l’impôt sur le consommateur final au moment où le capital, majoritairement étranger, est ménagé. Elle produit un impact négatif sur la consommation nationale et sur les consommateurs. Elle peut avoir des effets très négatifs sur le PIB compte tenu de l’apport du secteur des BTP à la formation du PIB.

Elimane POUYE
Inspecteur des impôts,
Secrétaire général honoraire du Syndicat Autonome des Agents des Impôts et des Domaines (SAID)
(pouyeelimane@yahoo.fr )

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